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In "Digital Humanities", the Humanities Come First

By
Lea SAINT-RAYMOND (Researcher/ ENS-PSL)
, updated on
25 April 2024
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Entretien avec Léa Saint-Raymond, directrice de l’Observatoire des humanités numériques à l'ENS-PSL, paru dans le numéro Vu.es d'Ulm du 25 avril 2024

Que sont les humanités numériques ?

Léa Saint-Raymond : Il est très difficile de caractériser en quelques lignes ce que sont les humanités numériques. Pour une analyse fine, je ne peux que renvoyer à l’ouvrage de Pierre Mounier, qui est une référence dans ce domaine. Il existe une définition « canonique », forgée en 2010 par une communauté de chercheuses et de chercheurs, à la suite de deux journées entières d’échanges : dans le manifeste auxquels ils aboutissent, les humanités numériques désignent « une transdiscipline, porteuse des méthodes, des dispositifs et des perspectives heuristiques liés au numérique dans le domaine des Sciences humaines et sociales ». Autrement dit, les humanités « numériques » ne viennent pas abolir les humanités « traditionnelles » dans toutes leurs spécificités disciplinaires, mais elles apportent un autre éclairage, lié tout simplement à l’usage de l’ordinateur. Comme Monsieur Jourdain, on pourrait dire qu’aujourd’hui, tout le monde fait des humanités numériques sans le savoir ! Mais cette « transdiscipline » va plus loin qu’une simple méthodologie : elle mobilise une communauté diversifiée et complémentaire, comme on peut le constater dans l’annuaire de l’Observatoire des humanités numériques.

Qu’apprend-on en « humanités numériques » ?

Léa Saint-Raymond : Lorsque les étudiantes et étudiants demandent à se former en humanités numériques – je coordonne la mineure dans ce domaine, à l’ENS –, je leur répète que le numérique ne doit jamais prendre le pas sur le socle disciplinaire. En d’autres termes, dans les humanités numériques, les « humanités » viennent en premier. Bien évidemment, ils seront formés au maniement d’outils informatiques, ils apprendront à visualiser des données – ce qui est plus facile qu’on ne croit, des tutoriels sont à disposition –, à étudier de larges corpus textuels ou même à construire des sites Internet pour valoriser les recherches. Cependant, le cœur de notre enseignement à l’ENS n’est pas là – et les autres enseignantes et enseignants de la mineure « humanités numériques » seront unanimes à ce sujet. Le point de départ de n’importe quelle recherche est la critique, et c’est une méthode qui est propre aux humanités. Les données que nous constituons et que nous utilisons sont-elles représentatives ? Quels sont leurs biais, leurs angles morts ? Peut-on monter en généralité ? Quel est le contexte des résultats obtenus, et comment les interpréter ? Sans ces interrogations, nous ne faisons que produire de beaux graphiques, de belles cartes, de beaux sites Internet, mais ce ne seront que des gadgets numériques qui manqueront de substance et qui pourront même s’avérer très dangereux, car ils véhiculeront de fausses évidences.

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Pouvez-vous nous citer un exemple à ne pas reproduire ?

Léa Saint-Raymond : Je ne me risquerai pas à critiquer des projets en particulier – Pierre Mounier cite un contre-exemple au chapitre 4 de son ouvrage. Il est moins délicat, donc plus facile, d’aborder une situation qui me concerne directement. En mars dernier, j’ai eu la chance d’être invitée par le professeur Torahiko Terada à l’université de Komaba Tokyo, pour donner une série d’ateliers de cartographie numérique en histoire de l’art, dans le cadre d’un partenariat avec l’ENS-PSL. Avec Christophe Carini-Siguret, qui avait travaillé l’année dernière à l’Observatoire des humanités numériques, nous avons choisi de partir d’un jeu de données accessible et susceptible d’intéresser les historiennes et historiens de l’art : la collection du Metropolitan Museum of Art de New York, disponible et téléchargeable sur Internet. La durée des ateliers étant limitée – les participants avaient deux heures pour produire une carte –, nous avons privilégié des outils numériques gratuits et très faciles à prendre en main : OpenRefine, pour ajouter les coordonnées des points, et Palladio, pour cartographier les objets selon une barre de temps. La formation à ces outils a porté ses fruits et tout le monde a pu réaliser une carte dynamique en ligne, grâce au tutoriel que nous avons réalisé pour cette occasion. Passée cette satisfaction immédiate, nous avons tenu à démystifier le résultat obtenu : comment expliquer, par exemple, la présence d’un point en Italie, pour un objet conservé au département « Asian Art » ? Que veut dire, exactement, « cartographier le Metropolitan Museum » ? Quel sens donner à ces visualisations ? La plus grande partie des ateliers a donc consisté à expliciter le – très long – travail préparatoire des données brutes, en amont, à justifier les choix de localisation, à montrer les biais de nos choix et, in fine, à critiquer les cartes produites par nous-mêmes et par l’auditoire. Nous avons donc fait repasser les humanités devant le numérique.

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Cartographie des objets conservés au département « Asian Art » du Metropolitan Museum of Art, réalisée sous Palladio par Christophe Carini-Siguret et Léa Saint-Raymond.

Quelles sont les bonnes pratiques à adopter en humanités numériques ?

Léa Saint-Raymond : Tout dépend des disciplines principales auxquelles se rattachent les différents projets de recherche. En ce qui concerne ceux qui sont déployés dans le périmètre de l’ENS-PSL, je vous invite à consulter le site de l’Observatoire, qui donne accès à leurs pages respectives. Un dénominateur commun, cependant, est de toujours donner accès aux sources. Dans le projet Archives normaliennes, chaque information est sous-tendue par la cote du document – comme dans tous les projets de recherche en histoire. Il en va de même pour les éditions numériques hébergées sur la plateforme Eman, qui indiquent systématiquement le lieu de dépôt des manuscrits et archives. Je pourrais multiplier les exemples à l’infini.
Un autre point de convergence est la volonté de citer l’ensemble des contributeurs et contributrices du projet. La constitution méticuleuse d’un corpus et sa mise à disposition sont deux activités très chronophages qui sont beaucoup moins rémunérées, symboliquement, que la publication sous forme d’articles ou de livres. Les projets d’humanités numériques ne peuvent passer sous silence ce travail de l’ombre, et c’est la raison pour laquelle celui-ci doit être valorisé au même titre que la publication finale. Sur le site du projet Digital Viau, par exemple, les noms des différentes personnes impliquées, à chaque étape, sont indiquées dans une rubrique à part entière, œuvre par œuvre.
J’ajouterais une dernière bonne pratique qui rassemble les projets en humanités numériques : la réflexion constante sur « l’échelle pertinente », pour paraphraser Le Grand Continent.

Que voulez-vous dire par « échelle pertinente » ?

Léa Saint-Raymond : Il ne faut pas oublier que les humanités viennent en premier : on ne pourra jamais prétendre embrasser la totalité du savoir dans un domaine, c’est une ambition démiurgique aussi dangereuse qu’absurde. Même avec les algorithmes les plus puissants, il est illusoire de penser mettre le monde en bouteille. Gardons notre humanité à l’esprit et faisons preuve d’humilité, souvenons-nous que les « données » ne sont jamais « données » mais qu’elles sont construites – Johanna Drucker parle ainsi de capta plutôt que du terme trompeur de data. Il me semble qu’il vaut mieux travailler sur un corpus plus petit, dont on connaît les limites, et le visualiser de manière claire, transparente et contrôlée. Cette ambition ne revient pas à un nivellement par le bas, c’est un objectif plus difficile qu’il n’y paraît : dans les pas d’Alain Berthoz, je pense qu’il nous faut viser la « simplexité », c’est-à-dire une simplicité qui ne sacrifie pas la complexité et qui a trouvé une échelle pertinente.

Quels sont les futurs projets de l’Observatoire des humanités numériques ?

Léa Saint-Raymond : La priorité reste la formation des étudiantes et étudiants, dans le cadre de la mineure « humanités numériques » proposée pour le diplôme de l’ENS-PSL. Les cours attirent également des auditeurs et auditrices libres, ce dont je me réjouis. En 2024-2025, l’Observatoire augmentera son offre de cours grâce au recrutement d’un(e) ATER, et son rayonnement sera pensé de manière plus étroite encore avec PSL.
Les journées d’étude annuelles de l’OdHN se poursuivront dans une visée critique : après une première édition donnant à voir les projets d’humanités numériques à l’ENS-PSL, puis une deuxième sur les éditions numériques de correspondances – organisée avec Jean-Sébastien Macke –, nous continuerons à nous interroger sur les apports et les écueils du numérique au sein des humanités. Ce questionnement est également celui du séminaire « DHAI » et du séminaire « Les liens qui font les humanités numériques » organisé par le GAPN (Guichet d’Assistance aux Projets Numériques). Ces quelques exemples n’épuisent pas l’activité débordante des projets de recherche individuels en humanités numériques – activité que l’Observatoire continuera à soutenir et à mettre en lumière sur son site Internet.
L’avenir est également synonyme d’ouverture, notamment auprès de l’ENS de Lyon – dans le prolongement des rencontres organisées grâce à Nathalie Arlin, coordinatrice de l’Atelier des Humanités Numériques à l’ENS de Lyon –, mais aussi auprès de l’Université de Tokyo et du Leverhulme Centre for the Future of Intelligence à l’Université de Cambridge, parmi bien d’autres institutions partenaires.

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