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Article de Nathan Paris, rédigé à issue de son stage à l'Observatoire des humanités numériques de l'ENS-PSL pour le projet DatArt.
La collecte de « documents » à vocation mémoriel ou historique est attestée dès la seconde moitié du XVIIesiècle[1]. Elle se transforme et s’accélère en France à partir du XIXe siècle. La collecte de documents est entreprise, surtout à partir de la Restauration, par la création de sociétés savantes dans les chefs-lieux des départements français. Les collectives privées et individuelles jouent aussi un rôle important[2]. Un des phénomènes marquants de ces collectes est la production d’histoires locales. Sociétés savantes et archivistes s’attèlent de plus en plus au XIXe siècle à des monographies de villes ou de région afin de donner au « local » une spécificité. Ces études restent des lieux communs durant toute la Belle Époque[3]. À ce titre, selon Dominique Pety, ces collectes sont soutenues par deux facteurs. Le premier est une conceptualisation de la discipline historique comme science documentaire. Le deuxième est un rapport au temps marqué par la fascination pour le passé caractéristique du XIXe siècle[4]. Toutefois, la collecte de documents dépasse le but scientifique. De nombreux acteurs, en forgeant des collections de documents, participent plus largement à la préservation d’archives et à leur organisation[5].
Le but de cet article est de contribuer à une meilleure connaissance sur la collecte et les collecteurs de documents durant la Belle Époque à travers une source : les annuaires des collectionneurs. Les premiers sont publiés par Paul Lacroix, conservateur à la bibliothèque de l’Arsenal, en 1860 sous le titre de l’Annuaire des artistes et des amateurs. Le présent article s’appuie sur les Annuaires de la curiosité et des beaux-arts de 1904 et 1927 publiés sous la direction de Francis Campbell entre 1911 et 1934. Ils constituent la reprise des annuaires publiées par l’historien de la faïence Oscar Ris-Paquot à partir de 1879[6].
L’agrégation des données dans les tableaux Excell, entreprises par Léa Saint-Raymond, Christine Vivet-Peclet, en collaboration avec Antoine Prévotat, permet d’accéder à une grande diversité d’information. Les annuaires renseignent sur le statut et l’identité des collectionneurs (sa résidence, sa noblesse, parfois son métier, son genre). De plus, ils donnent des descriptifs des collections plus ou moins détaillés. Cette source est précieuse en ce qu’elle permet de réunir dans une même analyse une grande diversité de documents collectionnés.
Si elle est une richesse, cette diversité pose aussi de multiples questions méthodologiques. La première a été de déterminer quelles entrées de l’annuaires seraient comptabilisées dans le présent travail. Initialement, seules les entrées « Archives » devaient être comptées. Toutefois, les travaux sur le XIXe siècle démontrent que la différence entre le « document » et l’ « archive » (caractérisée par son organisation selon l’activité des producteurs) est mise à mal par les collections. En effet, en collectant des documents, les collecteurs participent activement à l’organisation des fonds et aux conservations d’archives. Ces documents sont en effet susceptibles d’être valorisés par la suite comme des archives.[7]
À ce titre, il a été décidé d’inclure d’autres entrées des annuaires que celles mentionnant le terme « Archives ». La plupart mentionnent des collections de « documents ». Ils peuvent porter sur divers thèmes comme les arts vivants ou des personnages historiques. Les collections historiographiques locales sont aussi comprises. Cela est dû à l’intérêt que porte cet article à la question des histoires locales. Dans une perspective plus large, il aurait donc été aussi nécessaire de comprendre toutes les collections des bibliophiles. Une sélection a pourtant été faite. N’ont pas été comprises les entrées ne précisant pas le type de documents ou d’archives.
Les résultats dans l’article sont obtenus grâce au traitement des données du tableur Excell dans un tableau croisé dynamique. Ils permettent de s’intéresser au profil des collectionneurs de documents entre 1904 et 1927 (I) puis aux types de documents collectés (II). L’article traite enfin de la question de la collecte de documents d’intérêt local ou régional (III).
Les annuaires renseignent surtout le genre, les distinctions ainsi que la résidence et parfois la profession des individus. Les collectionneurs de documents sont en grande majorité des hommes. En 1904, ils sont respectivement 277 hommes pour 7 femmes et en 1927 460 pour 24 femmes. Cette répartition reflète la prédominance générale des hommes dans les deux annuaires. Les annuaires montrent aussi qu’aucune profession n’est su-représenté parmi les collectionneurs de documents. Ils n’ont pas non plus de chance d’appartenir à l’aristocratie que les autres collectionneurs. En 1927, deux cas attestent d’une appartenance à une société ou un musée : le musée historique lorrain et la Société académique de l’Aube.
Il est possible de visualiser les villes de résidence des collectionneurs de documents. Pour des raisons de lisibilité, seules sont affichées les villes dans lesquelles résident plus de 3 collectionneurs. Selon l’annuaire de 1927, ils sont largement plus probables de résider à Paris que dans d’autres villes de France comme en atteste le graphique ci-dessus. De nombreux chefs-lieux de département sont ensuite représentés comme Nice. D’autres villes ne respectent pas cette logique administrative comme Périgueux ou Le Puy. Il s’agirait toutefois de replacer ces résultats par rapport aux sources elles-mêmes. Les annuaires semblent en effet mieux renseigner les collectionneurs parisiens que ceux des régions de France. Leur surreprésentation a une chance de s’expliquer par cet effet de source.
Plusieurs types de documents ont été identifiés afin d’en faire un traitement quantitatif. Ils respectent la plupart du temps les entrées des annuaires. Certains types respectent par exemple le type de document (la catégorie « Almanach » par exemple). D’autres catégories sont plutôt organisées selon les thématiques des collections (« Sport », « Art » ou « Technique »). La catégorie « Hist.loc » a été créé afin de distinguer la collecte de documents à intérêts régionaux ou locaux (catégorisée ici comme « Région ») et la collecte d’ouvrages historiques sur les régions qu’elle représente.
Il s’agit de comparer la somme des entrées retenues pour étudier les collections documentaires (dont les composantes principales sont les entrées des collections d’archives, de documents et d’autographes) avec celles des autres types de collection. En 1927, selon l’annuaire, elles comportent 484 entrées cumulées contre 789 pour l’entrée « Tableaux ». Les autographes, archives et documents sont à peu près autant collectionnées que les gravures (574 entrées). Les collections de documents sont cependant loin derrière les collections de tableaux (789 entrées) ou encore de livres (2 232 entrées). Les collections de documents sont donc une collection plutôt secondaire au même titre que les faïences.
Les collections documentaires contiennent des types de documents différents inégalement répartis. Il est possible de distinguer trois ensembles. Les almanachs, les documents généalogiques, ethnographiques, les cartes et ceux concernant le sport sont peu collectionnés entre 1904 et 1927. La catégorie « généalogique » est spécifique en ce qu’elle concerne une recherche sur la famille des individus. Il est possible de poser l’hypothèse que sa faible représentation tient à son caractère privé qui n'est pas favorable à son évocation dans les annuaires de collectionneurs.
À l’opposé, les documents dits « régionaux » (c’est-à-dire les archives ou documents concernant une ville, un village, un bourg ou un lieu en particulier) ainsi que les autographes accumulent le plus de mention. La prédominance des documents régionaux confirme l’investissement de la localité comme production de savoir et de mémoire[8] dans les collections privées à la Belle Époque. Les collections d’autographes sont déjà bien présentes au XIXe. Elles sont le fruit de recherches assidues de la part d’historiens amateurs et donnent lieu à des ventes publiques à Paris[9]. Les annuaires de 1904 et 1927 confirment que les collections d’autographes restent un pôle fort de la collection documentaire. Le traitement des annuaires n’informe pas de la continuité ou des transformations des modalités d’acquisition de ces derniers.
Un autre ensemble, entre les deux premières cités, comporte les collections de documents relatifs à des personnages (souvent historiques telle que Jeanne d’Arc par exemple) ou à des techniques et des savoir-faire (l’imprimerie revient souvent). D’après le graphique, les collections d’histoires locales sont moins représentées que les collections de documents ayant un intérêt régional. Il faut toutefois se méfier de ce résultat. Les annuaires ne précisent pas les documents en eux-mêmes collectés. Il est donc probable que les collections de « documents régionaux » aient aussi un intérêt historiographique. Il est toutefois pertinent de relever que certains collectionneurs se spécialisent dans l’histoire locale (comme en atteste les entrées qui reprennent ce terme) et d’autres ayant une conception sans doute plus large des documents collectés.
Cet ensemble contient des collections peu évoquées par l’historiographie : les archives relatives à des périodes spécifiques. Parmi ces dernières, le Ier empire ainsi que la Révolution française sont les plus représentées en 1927 (respectivement 11 et 5 mentions sur 34 mentions de documents portant sur des périodes spécifiques). Les autres périodes les plus évoquées sont la Première Guerre Mondiale et la commune de 1871. Il serait dès lors pertinent d’intégrer ces collections documentaires et privées à une réflexion plus large sur le rapport au temps des acteurs du XIXe siècle et leur fascination pour le passé qu’évoque Dominique Pety. Si le « local » est travaillé comme porteur d’une mémoire et d’une production historique spécifique au XIXe siècle et durant la Belle-Époque, ces annuaires invitent à considérer les collections documentaires privées à l’aune non pas d’une spatialité mais de repères chronologiques (ici des événements) faisant l’objet d’un investissement particulier par les acteurs.
La contribution de Thierry Gasnier dans Les Lieux de mémoire dirigé par Pierre Nora démontre que la création des discours sur la région est le fruit de sociétés savantes des chef lieux ou des notables locaux[10]. Les annuaires, en renseignant le type de collection et le lieu de résidence des acteurs, permettent en partie de contribuer à comprendre ce phénomène dans le cadre des collections privées. Pour ce faire, ont été isolés les collectionneurs de documents dits « régionaux » ou « locaux » dans les annuaires ainsi que d’historiographie régionale. Il a ensuite été vérifiée cas par cas si la région sur laquelle portait la collection était la région de résidence du collectionneur. Un désavantage de cette méthode est qu’elle omet plusieurs variables relatives aux trajectoires individuelles des acteurs. Il est par exemple impossible de connaître les liens que les acteurs entretiennent avec la région sur laquelle ils se documentent. De fait, il est difficile de statuer sur les motivations derrière les collections : un intérêt antiquaire ? Un lien familial lointain ou récent ? Il s’agit plutôt de considérer les résultats comme une photographie à un instant T de ces collections et de leurs répartitions sur le territoire en gardant à l’esprit ces limites.
En 1907 et en 1927, selon les annuaires, les collections d’historiographie locale et de documents à intérêts régionaux ont plus de chance d’être constituées par des résidents de ces régions que des individus habitant ailleurs. Les annuaires confirment que les acteurs locaux sont bien au centre de la production des savoirs sur les régions. Les collections d’historiographie locale ou de documents à intérêts régionaux autre que dans les régions concernées sont minoritaires. Elles sont plutôt le fruit de collections parisiennes. En 1904, parmi les 46 collections régionales non-locales, 37 sont situées à Paris. En 1927, les 18 collections à caractère régionales parisiennes constituent plus de la moitié des collections régionales non locales. Les collectionneurs parisiens participent donc eux aussi de la collecte d’archives et de documents à intérêts régionaux. Il serait pertinent d’interroger les liens qu’ils entretiennent avec ces régions et les sociétés savantes voire les musées qui participent à la production de savoir sur les localités.
La majeure partie des collections ne portent que sur une région. Toutefois, il y a certaines exceptions. En 1927, 16 collectionneurs s’intéressent à plusieurs régions en même temps. Ce sont souvent des régions limitrophes tels que le Dauphiné et la Provence. Parmi eux, seuls 2 collectionneurs sont parisiens. Il n’est donc pas possible d’inférer ce phénomène aux collections délocalisées des Parisiens. Bien que ces collections restent minoritaires, elles nuancent le cadre absolument local de la production d’histoire et de savoirs locaux.
Les annuaires de 1904 et 1927 confirment donc l’importance des collectionneurs locaux de documents d’intérêts régionaux. Ils s’insèrent en outre dans un ensemble extrêmement divers de documents collectés durant la Belle-Époque. Les autographes et les documents régionaux sont ainsi ceux les plus collectés. Les annuaires donnent toutefois accès à d’autres types de collection comme ceux concernant des périodes spécifiques tels que le Ier empire. Ils permettent aussi de remonter aux profils individuels des collectionneurs, qui ne semblent pas s’écarter de la population générale. Ces résultats confirment que les annuaires sont une source pouvant être utilisées à divers fin, à la fois pour étudier les collections, leur spatialité ainsi que les caractéristiques individuelles de ceux qui les assemblent.
Nora Pierre (dir.), Les lieux de mémoire. Les France, t. 3, vol. 2, Paris Galimmar, 1997 [1ère ed. 1984], 1760 p.
Pety Dominique, Poétique de la collection au XIXe siècle. Du document de l’historien au bibelot de l’esthète, Paris, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2010, 364 p.
Pety Dominique, « La fabrication des archives. Le rôle des collectionneurs au XIXe siècle », Nouveaux partages, nouveaux usages, 2017, en ligne, pp 1-12.
Saint-Raymond Léa, « Vers une histoire élargie des collections ? Les annuaires artistiques des collectionneurs au prisme des humanités numériques », Histoire de l’art, n°87, 2021, pp 1-12.
[1] Dominique Petty, « La "collecte" documentaire au XIXe siècle », dans Dominique Petty, Poétique de la collection au XIXe siècle. Du document de l’historien au bibelot de l’esthète, Paris, Presses universditaires de Paris Nanterre, 2010, p.29.
[2] Thierry Gasnier, « Le local. Une et divisible », dans Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire. Les France, t.3, vol. 2, Paris, Gallimard, 1997 [1ère ed. 1984], pp 3436-3440.
[3] Thierry Gasnier, op. cit., pp 3452-3453.
[4] Dominique Pety, « L’histoire et le document », dans Dominique Pety, op. cit., p. 25.
[5] Dominique Pety, « La fabrication des archives. Le rôle des collecteurs au XIXe siècle », Nouveaux partages, nouveaux usages, Publication du Centre Jacques-Seebacher, 2017, publication en ligne, p. 1.
[6] Léa Saint-Raymond, « Vers une histoire élargie des collections ? Les annuaires artistiques des collectionneurs au prisme des humanités numériques », Histoire de l’art, n° 87, 2021, pp 1-2.
[7] Dominique Pety, « La fabrication des archives… », op. cit., p. 1.
[8] Thierry Gasnier, « Le local. Une et divisible », op. cit., p.3466.
[9] Dominique Pety, « La fabrication des archives… », op. cit., p. 6.
[10] Thierry Gasnier, « Le local… », op. cit., pp 3450-3451.
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