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Ma recherche porte sur la sauvegarde du patrimoine français durant la Première Guerre mondiale. Dès l’entrée en guerre, le patrimoine français se trouve durement atteint et les destructions vont croissant durant quatre années. J’étudie pour ma thèse les opérations de sauvegarde des monuments et d’évacuation des objets mobiliers par un service militaire appelé Service de protection des monuments et œuvres d’art en zone des armées créé en 1917 par le ministère des Beaux-Arts et le ministère de la Guerre.
Ce service, divisé en trois sections qui se partagent le front, aurait évacué près de 35 000 œuvres d’art et objets mobiliers durant ses deux années d’existence. Je constitue des bases de données géoréférencées des opérations de protection de monuments ainsi que de celles d’évacuation d’œuvres d’art effectuées pendant la guerre par les sections de ce service. L’un de mes objectifs est de comprendre ce qui constitue le patrimoine français d’alors, ce qui est jugé digne d'être sauvé par les instances qui ont la charge, de dresser un portrait-robot de ce qu’est le patrimoine à l’époque (siècle de production, nature, statut de la propriété…). Je cherche en outre à suivre les logiques d’évacuation et de retour des œuvres mais aussi à voir quels sont les moyens de transport choisis et qui sont les différents acteurs de ces évacuations. Ces bases de données me permettent à la fois de produire des cartes géolocalisées et statistiques mais aussi de produire des analyses quantitatives complétant une approche qualitative afin de mener une histoire culturelle de la sauvegarde du patrimoine, des représentations du patrimoine ainsi qu’une histoire du goût des évacuations et une histoire de la régie d’œuvres en temps de guerre.
L’un des types de bases de données que je réalise a trait aux évacuations d’objets mobiliers qui ont lieu et suppose de suivre des mouvements divers et relativement complexes qui sont vécus par ces œuvres d’art durant la guerre et dans la période qui suit. Plusieurs schémas de circulation des œuvres se rencontrent car une même œuvre peut connaître plusieurs lieux de conservation dans le cours de la guerre ou bien ne pas revenir à son lieu originel de conservation en raison de sa destruction par le conflit. Elles circulent globalement selon quatre modèles qui sont représentés ici.
Chaque déplacement d’un objet, et ce malgré le contexte et l’urgence de la guerre, est censé donner lieu à la production d’un document permettant d’en garder trace. Cette documentation se standardise au cours de la guerre et permet d’établir le schéma théorique de documentation suivant (cf. Figure 3) qui est peu près en place à la fin de la période de fonctionnement du Service de protection en 1919 et qui constitue ainsi le corpus sur lequel je travaille. Pour un même objet, il est cependant très rare d'être en possession de l'ensemble de cette documentation. Les lacunes sont nombreuses, de même les erreurs et il est nécessaire de procéder à de nombreux recoupements.
Les documents présentés ci-dessus sont ainsi compilés et croisés afin de constituer une base de données relationnelle (c’est-à-dire qu’il y a des relations entre différentes tables) simplement entré sur un tableur. L’enjeu est de parvenir au-delà de la diversité et du manque d’uniformité des informations à un traitement rationnel permettant d’effectuer synthèses et comparaisons. Le modèle conceptuel de données (cf. Figure 4) prend ici comme point de départ l’objet. Un objet subit des transports d’un lieu à un autre (la table « transport » est lié à la table « lieu » par des clés : une pour le lieu de départ, une pour le lieu d’arrivée). Si un objet passe dans plusieurs dépôts successivement, cela s’enregistre sans difficulté. Le champ « depot » de la table « lieu » permet d’indiquer si c’est un dépôt temporaire ou un lieu de conservation durable. On trouve aussi les coordonnées géographiques de ces lieux de conservation. L’entité « opération » permet de décrire un ensemble groupé de transports d’objets (par exemple une évacuation). Dans mon modèle, chaque transport porte sur un objet unique, mais on peut indiquer que plusieurs transports font partie d’une même opération grâce à la clé étrangère « RefOpération », qui permet de faire le lien entre les deux tables. Dans la table « transport », on peut prévoir un ordinal (1,2,3…) pour indiquer dans quel ordre les transports pour un même objet ont eu lieu. Enfin, une entité « documentation » permet de décrire tous les documents employés. Le niveau de détail des champs du modèle est en outre dû au manque d'uniformité des documents et tente ainsi de couvrir le maximum d'informations qui peuvent s'y trouver. Par exemple, pour la table « évacuation », ce sera soit le champ « caisse », « emballage » ou « paquet » qui comportera une mention.
Toute la difficulté de la mise en place de la base de données réside dans l’équilibre à trouver entre rester au plus près de la source, ne pas perdre trop d’éléments et parvenir à faire entrer les informations en question dans des cases qui vont en permettre le traitement et la comparaison, mais sans perdre leur logique interne.
La quantité d’informations à laquelle je fais face – plus de 35 000 objets mobiliers ont été évacués, soit des dizaines voire centaines de pages d’inventaires – rend nécessaire l’utilisation des outils numériques pour les traiter. Sans ces outils, il serait nécessaire de laisser tout un pan de mes sources de côté et je pourrais moins facilement exploiter la dimension géographique de mes données. Les outils des humanités numériques constituent pour moi des clés d’analyse, un moyen d’entrer dans la masse informe des données et de leur donner du sens.
Cette base de données géoréférencée me permet ensuite de créer des visualisations cartographiques comme celle-ci qui peuvent parfois faire surgir des informations peu perceptibles jusque là. L’étude des bordereaux d’évacuation des œuvres d’art de la section du Front du Centre permet par exemple d’identifier que deux personnes différentes – le chef de la Section, André Collin, ainsi que le Capitaine Robert Linzeler du service de la récupération de la Ve armée puis chargé du Service des évacuations de la IVe armée – procèdent aux évacuations sur le territoire de cette section d’octobre 1917 à début 1919. Chaque point représente ici un lieu où au moins un objet a été évacué car il a été choisi ici de ne pas modifier l’importance des points en fonction du nombre d’objets évacués étant donné que l’intérêt se porte avant tout sur le lieu d’évacuation et non sur la quantité d’objets (si plusieurs objets ont été évacués en un même lieu, il n’y a donc qu’un point qui apparaît étant donné leur superposition).
La répartition du territoire entre les deux hommes apparaît nettement et clairement une fois que la projection est réalisée : en rouge, Robert Linzeler du service des évacuations est en charge de la Marne, en jaune, André Collin du Service de protection continue d’œuvrer dans l’Oise et l’Aisne. Aucun document ne m’indique cependant cette répartition du territoire et les listes de localités ne me la laissaient pas exactement présager. Le fait qu’un militaire extérieur au Service participe aux évacuations du Service, travaille de concert avec lui et que ses archives se retrouvent dans les archives du Service donne une idée du niveau de collaboration entre ces différentes instances qui apparaissent cependant fréquemment en concurrence sur les questions de transports et de matériel.
Si les humanités numériques peuvent offrir des outils très intéressants, l’un des écueils est tomber dans le tout quantitatif et d’essayer de tout faire entrer dans une base de données en oubliant d’autres aspects. D’autre part, se pose la question de l’échantillonnage car on peut aussi rapidement se perdre dans une base de données qui essaierait d’intégrer par exemple 35 000 objets… Il est nécessaire de choisir un échantillon restreint dans ce cas mais de construire aussi suffisamment bien cet échantillon pour qu’il demeure représentatif. L’utilisation des outils des humanités numériques nécessitent un important travail de
L’approche par le quantitatif et par le territoire fournit des clés d’analyse supplémentaires permettant de dépasser ce que la masse de la documentation peut cacher mais aussi de poser des questions nouvelles, inenvisageables jusque là. Loin de concurrencer l’analyse qualitative, l’approche par les humanités numériques permet de la compléter et de donner du sens à des données qui, brutes, non traités, non codées, apparaissaient totalement inexploitables et incompréhensibles.
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